Quelques extraits d'un article de Serge Bonnery, publié sur le site: Apocryphes
Depuis des temps immémoriaux - dont les murs de Lascaux conservent un précieux témoignage - l'homme a cherché à représenter le monde et se représenter dans le monde. Pour cela, il a inventé le langage, avec le souci d'imiter la nature, affirmant ainsi son appartenance à ce Tout universel et harmonieux hors duquel il n'est d'acte de création possible. En imitant la nature l'homme prend la mesure de lui-même tout en se donnant le moyen de dépasser cette mesure. Pour imiter, il faut en effet connaître les lois fondamentales qui régissent l'univers, les maîtriser, les faire siennes pour tenter de devenir, dans sa propre création, l'égal du Créateur, du Grand Architecte, de Dieu. Vieux rêve humain à la recherche de la perfection dont nous savons qu'elle n'est jamais atteinte parce qu'inaccessible. Cette idée de la représentation, les bâtisseurs de cathédrales l'ont profondément explorée. Leurs œuvres constituent l'une des expériences les plus abouties dans ce domaine.
Si imiter la nature demeure l'une des préoccupations majeures de l'homme de langage (qu'il soit architecte, enlumineur, peintre, imagier ou poète), son obsession de donner à voir ne cesse cependant de se conjuguer, dans le temps, avec une autre obsession : donner à percevoir, à comprendre. Pour représenter le monde, il faut déjà l'avoir un peu pensé. Il s'agit moins, dès lors, de représenter la nature exactement que de la pénétrer dans ses mystères, de l'outrepasser dans l'outre-voir : le langage va ainsi devenir le lieu privilégié de ce passage, de cette transcendance, la clé qui ouvre les portes de l'outre-monde, celui que l'on ne voit pas mais que l'on peut seulement pressentir.
Toute représentation demeure par définition incomplète, imparfaite parce que jamais totalement réalisée. Le langage porte en lui sa propre limite qui est la limite de celui qui l'a conçu. L'homme en a bien eu conscience qui a accouché d'une forme de langage particulière destinée à surmonter cette difficulté : le langage symbolique qui lui offre un mode de représentation ouvert, en mouvement : un langage producteur de sens dans l'ordre du dépassement de soi. Mircéa Eliade dit : "La pensée symbolique est consubstantielle à l'être humain : elle précède le langage et la raison discursive. Le symbole révèle certains aspects de la réalité - les plus profonds - qui défient tout autre moyen de connaissance. (...) Les images, les symboles, les mythes (...) remplissent une fonction : mettre à nu les secrètes modalités de l'être" pour "aider l'homme à se délivrer, parfaire son initiation". Le langage symbolique est une voie de méditation, il ouvre pour qui en cherche la clé, un passage entre le visible et l'invisible. L'image symbolique donne moins à voir qu'à penser. Elle apprend que derrière l'objet se cache la signification de l'objet.
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"Le but réel du voyage merveilleux est l'exploration plus totale de la réalité universelle", a écrit Pierre Mabille dans son livre Le miroir du merveilleux. Ce livre à propos duquel André Breton notait dans un article pour la revue Minotaure en 1938 : "Le merveilleux luit à l'extrême pointe du mouvement vital et engage l'affectivité tout entière". Et encore André Breton, à propos du merveilleux, dans le Manifeste du surréalisme de 1924 : "Le merveilleux (...) participe obscurément d'une sorte de révélation générale. (...) Le merveilleux est toujours beau, n'importe quel merveilleux est beau, il n'y a même que le merveilleux qui soit beau".
Qu'il se manifeste sous la forme de la fée, la dame blanche des sources, la femme idéalisée dans l'amour courtois ou le chevalier aux cheveux d'or dans le cycle des légendes arthuréennes, qu'il apparaisse sous les traits étranges de la licorne, du dragon, qu'on le retrouve dans les récits bibliques (souvenez-vous de la mer qui s'ouvre sous les pas de Moïse conduisant son peuple loin des terres d'Egypte), qu'il fasse irruption sous la forme du buisson ardent sur le mont Sinaï pour devenir le véhicule du Verbe dictant sa Loi, le merveilleux agit puissamment sur les consciences depuis la nuit des temps.
En réapprendre aujourd'hui la lecture dans les chapiteaux, les tympans ou les bas-reliefs des églises, en déceler le sens profond dans les contes et les légendes, en retrouver la puissance dans la poésie équivaut à refaire le chemin vers l'intérieur de soi, pèlerin dans la quête de sa propre réalité. Comme nous y invite René Nelli dans son Art poétique lorsqu'il nous exhorte de "n'imiter de la Nature à perte de vue que le respect qu'elle a pour les analogies".